S/M/L

05 septembre - 26 octobre, 2024

Au commencement était le socle, ou le paillasson. L’art de Jacques Julien offre au banal tapis, à la bassine en plastique, au skate-board, à une fausse pierre, à un cube en résine ou encore à une plaque de plâtre, un double destin, tout à la fois celui de piédestal et celui de sculpture. Ces objets supportent un ensemble de fragments d’artefacts superposés tout en scellant, par cet assemblage, leur assomption sculpturale. L’exposition « S/M/L » propose de se jouer de la tension entre socle et sculpture en présentant un ensemble d’œuvres, dont certaines inédites, qui exhibent cette dualité. Cette première dichotomie en est enrichie d’une seconde, celle de la réduction et de l’agrandissement, lisible dans la scénographie même de l’exposition. En effet, l’œuvre de Jacques Julien compte à la fois de très nombreuses petites sculptures, aux allures de maquettes, et d’autres plus imposantes, conservant toutefois le même vocabulaire de formes, présentées dans les espaces de la galerie PARIS-B selon leur échelle.

Ainsi le premier ensemble ouvrant l’exposition appartient à la série « Milan » (2024), un titre qui confirme les inclinations de Jacques Julien pour les formes pensées par les artistes et designers du groupe milanais Memphis, fondé en 1980 par Ettore Sottsass, et pour l’avant-garde italienne, plus particulièrement les Teatrini (1964-1966) de Lucio Fontana et les miniatures sculpturales de Lucio Del Pezzo et de Fausta Squatriti (Sculture colorate, 1964-1974). Les sculptures de Jacques Julien exhibent en effet les attributs d’une certaine esthétique italienne à l’exubérance chromatique et formelle : un fragment de pelle jaune surplombe un cube bleu surmonté lui-même d’une sphère rose, tandis que la silhouette d’un cœur trône sur une plate-forme verte, que les mailles d’une chaîne pendent d’un prisme blanc posé sur une minuscule estrade rouge et que la tête d’un d’os surgit d’un cube blanc à rayures roses.

Comme leurs petites sœurs, les sculptures de format intermédiaire présentées dans l’exposition se signalent par une abstraction aux formes « cartoonisantes » et aux couleurs pop, comme en témoigne Vagabond (2011-2024), une pierre devenue rose sert de socle à une chaîne métallique qui s’élève, arrêtée en son sommet par un polochon à bandes blanches et noires, rappelant les tenues des prisonniers dans les tout premiers dessins animés de Disney (Symphonie enchaînée, 1930). En outre, ces œuvres se situent dans une zone indécise entre franche abstraction et engagement résolu dans la représentation. Il s’agit pour Jacques Julien d’affirmer la capacité des formes à jouer librement, à s’affranchir des règles, à l’instar des personnages de cartoon mais également du cinéma burlesque de Buster Keaton que l’artiste aime à convoquer. Peut-être aussi n’est-il pas illégitime de voir dans la référence à Keaton l’expression d’un attrait pour la forme brève et loufoque, comme le court-métrage à l’âge d’or du slapstick, que le miniaturisme et le clash heureux entre des fragments d’objets trouvés des œuvres de Jacques Julien exaltent.

La dernière série fait également appel, par son titre, Aladdin Toys (After Joaquín Torres García) (2024), à la fiction disneyesque mais surtout aux avant-gardes, référence directe à la marque de jouets Aladdin créée en 1921 par l’artiste uruguayen Joaquín Torres García, dont l’activité de fabricant de jouets aura mis le concept de « construction » au cœur de sa poétique et ainsi permis le développement de son idiome constructiviste. Pensées par Jacques Julien pour la scénographie du spectacle de danse Béaba (2024) de Valeria Giuga et Anne-James Chaton, consacré à l’apprentissage du langage, ces sculptures monumentales monochromes, qui sur scène sont manipulées, restent silencieuses et immobiles dans l’espace d’exposition. Ces volumes abstraits apparaissent comme l’agrandissement de certains fragments sculpturaux présentés à l’étage, comme si plus le spectateur descendait dans l’espace, plus il zoomait dans l’œuvre de l’artiste.

Dans l’exposition « S/M/L », tout se passe comme si les modèles réduits pouvaient se transformer en géants, et que les plus grandes étaient appelées à vivre une métamorphose miniaturisée, comme un souvenir de certains cartoons ou Silly Symphonies que l’artiste ne renierait pas. Sur une couverture de la bande dessinée The Flindstones, datant de 1970, on peut voir le père réaliser le portrait sculptural de sa petite fille, qui pose devant lui. L’œuvre, une imposante pierre anthropomorphique, est surmontée de plusieurs os, alors que le tabouret la supportant semble appartenir à l’assemblage, non sans rappeler les sculptures de Jacques Julien qui nous conduisent, au sein de l’exposition, à une singulière rencontre : « Brancusi chez les Pierrafeu ». L’ethnologue français, André Leroi-Gourhan, spécialiste de la Préhistoire, raconte que parmi les gestes fondateurs des Néandertaliens, ces derniers ramassaient des fragments de bois et de pierres non pas pour leur potentielle fonctionnalité mais pour leur étrangeté formelle, presque abstraite. Il y a dans les superpositions sculpturales de Jacques Julien, faites du collage inattendu d’objets et de breloques choisis par l’artiste au milieu du bazar multicolore de son atelier, où d’autres artefacts attendent eux aussi une nouvelle fortune, celle de ruines joyeuses, cette manière d’abstraction primitive, qui appelle à notre souvenir les mots de Robert Smithson dans Ultramoderne (1967) : « Rien n’est nouveau, rien n’est vieux non plus, les lointains futurs rejoignent les lointains passés ».

— Marjolaine Lévy, commissaire de l’exposition.