« La mélancolie n’est que de la ferveur retombée.
Tout être est capable de nudité ; toute émotion, de plénitude.
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion. Peux-tu comprendre cela : toute
sensation est d’une présence infinie.
Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. »
André Gide, Les Nourritures terrestres (1897)
La peinture de Marguerite Piard est affaire de températures.
Sa palette tire à ses deux extrémités sur des rouges profonds et des bleus nuits, convoquant avec eux, au-delà d’une symbolique certaine (feu/eau ; sang/nuit), les sensations thermodynamiques produites par des phénomènes particuliers. On sent les torses froissés par la sieste et les doigts qui se fripent au contact de l’eau. Alors, il faut chercher la fraîcheur, s’enrouler dans son corps comme dans une serviette après le bain ; ou fondre comme un sucre, la peau ensuquée par le soleil. Dans l’Encyclopédie,
Diderot établit une distinction entre « absorber » et « engloutir » : l’absorption commence sur une partie, s’étend et détruit rapidement ; l’engloutissement enveloppe et emporte. Ainsi on dira que le feu absorbe mais que l’eau engloutit. Les motifs picturaux de Marguerite Piard participent pleinement de cette émotion happée vers l’intérieur, qui se consume ou se retient, comme des larmes arrêtées par les cils. Le corps est avalé dans l’instant et les émotions en suspens ont la forme d’une ivresse silencieuse et tremblante. Chaque instant s’écoule sans un heurt, sans un son, dans un rythme calme et assuré. L’état hypnagogique proche de la léthargie qui recouvre chaque scène donne à certaines figures un caractère de gisant, comme changées par l’extase en statues de sel. Cette non-action rend les peintures ambiguës : une caresse peut être à la fois brûlure et onguent.
Dans Les Nourritures terrestres (1897), André Gide a placé la béatitude sous le signe de la volupté et de la disponibilité. Ce texte, scandé par une apostrophe litanique à un interlocuteur fictif – « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur » – est peut-être l’un des plus beaux jamais écrits sur la réconciliation du divin et de la sensualité qui se joue dans l’éblouissement de l’instant. Ce que l’on aurait tendance à opposer, suivant la dichotomie cartésienne qui distingue le corps et l’esprit, devient inséparable et complémentaire sous la plume de Gide. C’est la concentration physique, ductile, dans l’instant qui permet l’élargissement du coeur. Chez Marguerite Piard, les gestes anodins deviennent un langage ouvert où l’on peut lire à la fois des signes de la foi et de l’érotisme : les deux doigts levés se rapportent-ils à la bénédiction ou à la masturbation ?
Un corps en chevauche un autre, sorte de succube ou une mara (qui a donné cauchemar), cet être féminin de la mythologie folklorique scandinave que les hommes craignent et désirent à la fois. Le poids d’une éducation religieuse qui réprimande le désir de la femme est ici remplacé par la concentration de la jouissance dans le corps féminin, contracté, suave et doré. Tout se condense en lui comme des perles de sueur sur un front. Cette tension est aussi permise par la technique spécifique employée : Marguerite Piard n’attend pas que la peinture sèche pour poser une seconde couche qui va tirer la première. En résultent des effets de textures marbrées et parfois granulées, comme une plaine asséchée qui tremble de plaisir à l’arrivée de la pluie. Cette peinture, proche visuellement de l’encaustique, renferme encore davantage le corps sur soi, elle l’enserre comme un liquide que deux paumes tentent de contenir.
— Texte d’exposition par Elora Weill-Engerer