Condamné à mort par la cité d’Athènes en 399 avant notre ère sous l’accusation de « corrompre la jeunesse et d’introduire des divinités nouvelles » et enfermé dans sa cellule, Socrate s’adresse à ses amis une dernière fois avant d’avaler la ciguë mortelle : « (…) quand ils sentent approcher l’heure de leur mort, ces oiseaux qui déjà dans leur vie chantaient, font alors entendre le chant le plus éclatant, le plus fort, le plus beau; ils sont joyeux de s’en aller chez le dieu dont ils sont les serviteurs. (…) Moi, je ne crois pas qu’il chantent de tristesse; je pense, au contraire, qu’étant les oiseaux d’Apollon, ils ont un don divinatoire et comme ils prévoient les biens dont on jouit dans l’Hadès, ils chantent ce jour-là plus joyeusement que jamais. »
Dans la bouche de Socrate, dans le Phédon de Platon qui met en mots les derniers instants de sa vie, l’expression Le Chant du Cygne trouve sa naissance, utilisée pour désigner un discours ou un récital d’adieu, et plus généralement la plus belle et/ou dernière chose réalisée par une personne avant de mourir; sa dernière oeuvre, ses dernières volontés, ses derniers mots, la dernière image d’elle-même, sa dernière vision ou son dernier geste. Au sens figuré, le terme est employé pour indiquer que l’on va prendre congé de personnes avec qui une période de temps a été partagée. Gravitant autour de cette expression poétique et sensible, l’exposition de Léa Belooussovitch présente des oeuvres se reliant entre elles autour des notions d’adieu, de violence imposée par l’objet photographique, de vulnérabilité humaine à des points culminants de nos existences, de nos relations aux imageries représentant la mort et la douleur universelle, qu’elles soient temporellement avant, pendant ou après celles-ci. Le chant pourrait être ici métaphoriquement suppléé par des images, des couleurs, des textiles et des mots.
À l’entrée de la galerie, les deux grandes pièces de la série Perp Walk imposent de manière théâtrale, sur un velours marbré et texturé, deux portraits dont les sujets sont dissimulés sous des couvertures. Le Perp walk, ou « la marche de celui qui a perpétré le crime » est un acte judiciaire et photographique, effectué sous la contrainte par les forces de l’ordre, qui consiste à présenter (généralement dans le cadre d’un procès) aux objectifs des photographes, venus pour l’occasion, un suspect ou un condamné, en le faisant marcher ou passer devant eux, de force et parfois entravé par des menottes. Il s’agit d’un acte où le sujet subit complètement la photographie, qui devient elle même une pression pesante et accusatrice. Ici, les sujets se cachent sous des tissus de fortune, tentant à tout prix de conserver leur anonymat et dissimulant leur honte suprême. L’artiste procède à un recadrage extrême de l’image, à la limite d’une abstraction, et le format de l’image imprimée transforme les masses en volutes qui rendent ce que l’on voit incertain. Le velours, tissu scénique et attirant, fait vibrer le tissu présent dans l’image, aussi bien que son tissu au sens de « peau ».
Colonne vertébrale de son travail de dessin depuis plusieurs années, les œuvres sur feutre de laine réalisées aux crayons de couleur à main levée à partir de morceaux choisis dans des images d’actualité, se présentent ici en deux séries nouvelles. Les Pleureurs, un ensemble de petits formats, prennent comme point de départ des recadrages opérés par l’artiste dans des photographies de visages en larmes, qui précèdent le dessin à main levée sur le feutre, en conservant les teintes et la composition générale de l’image. Attentats, fusillades, migrations, deuils publics, déplacements de populations, autant de drames humains capturés par les objectifs des journalistes internationaux, composés, sélectionnés puis diffusés, qui contribuent, malgré leur intention documentaire initiale, aux flux de visibilité de la douleur. Vulnérabilité extrême et point d’émotion maximale, ces instants relevant du domaine de la sphère intime sont traités par le flou caractéristique du travail de dessin de l’artiste, dans une visée à la fois distanciée, sédative et respectueuse de la Figure, qui permet au spectateur d’affronter ces images sans que leur violence intrinsèque ne paralyse son regard et son jugement.
La série de grands formats Wrapped bodies emprunte à des images mettant en scène des corps emballés, de manière méticuleuse, improvisée ou archaïque, de personnes ayant perdu la vie en pleine pandémie. La dignité liée au corps du défunt se voit entravée dans ces images, par nécessité, urgence, manque de moyens ou conditions sanitaires, et elles ont produit dans nos visions contemporaines une peur extrême de la mort d’une part, mais aussi des morts eux mêmes. Notre incapacité à accéder à la reconnaissance de l’image établit un état de contemplation, d’imagination et en quelque sorte de doute de la véracité de ce que l’on voit.
Issus de la série Executed Offenders, les oeuvres Joseph et Richard présentent les dernières volontés, derniers mots de condamnés à mort au Texas, issus d’une base de données en ligne du Ministère de la Justice Criminelle, froide, sans forme et déshumanisée. Dessinés à la main au stylo bille, les caractères trahissent malgré eux un geste manuel, dans la tentative, vaine, de réaliser un visuel « parfait ». Sur ces grandes feuilles de papier blanc, le vide et le silence de « l’instant d’après » est empreint d’une certaine lourdeur épurée, par le blanc, donnant une forme physique, sous l’aspect d’un dessin, à ces mots prononcés au point le plus culminant de la vie d’un homme.
L’image qui clôt l’exposition, un cygne sur une étendue d’eau noire qui semble s’étendre à l’infini, laisse une fois de plus une ambiguïté dans nos lectures des images, d’une façon poétique et en évoquant la légende du chant ultime du cygne : la dépouille d’un animal si noble serait-elle finalement laissée à la dérive seule et abandonnée, après que le chant ait été émis ? Arrivons-nous toujours à être attentifs à la vulnérabilité qui nous passe sous les yeux, par le biais des images qui nous assaillent?
À travers ces corps emballés, entravés, blessés, contraints, pleurant, ce sont les dernières images de « soi », dernières visions abstraites d’un trauma, dernières paroles; autant de marqueurs témoins d’une existence vulnérable « qui a été » dont le destin est nébuleux après l’instant de la photographie, et qui chantent leur dernière gamme.