Le jeu de l’éternel devenir, Sur les dernières peintures de Fu Site
Devant ses tableaux extraordinaires, qui ont quelque chose de la fuite hors de la réalité dans l’imaginaire d’un royaume onirique, dans un hémisphère fantastiquement surréel – et n’en frôlant pas moins inconsciemment la réalité –, on a comme l’impression que le peintre Fu Site – né en 1984 dans le Liaoning et vivant aujourd’hui à Paris – laisse l’hallucination guider sa main en un « mentir-vrai » (Louis Aragon) produisant d’étranges phénomènes transitoires à partir de couleurs. Dans la mesure où il commence souvent par poser intuitivement une forme ou par dessiner des fragments déclenchant une réaction en chaîne, voire un véritable flot associatif, y compris émotionnel, c’est le concept surréaliste d’écriture automatique qui décrit le mieux sa méthode. À ceci près qu’il stabilise les possibilités infinies qui s’offrent à lui par le truchement, entre autres, d’un logiciel pour un résultat pictural contemporain sans égal.
Échappant tout à la fois à l’assignation, à l’emprise conceptuelle et à la lisibilité univoque, il oscille aussi allègrement que délicatement entre le figuratif et le non-figuratif, nous mettant dans l’incapacité de sonder clairement l’un comme l’autre. Au point que nous nous demandons involontairement si quelque chose est représenté ou si ce que nous croyons justement reconnaître n’est pas déjà en train de se dissoudre pour devenir autre chose.
La subtilité avec laquelle Fu déploie un jeu aussi joyeux que coloré de formes s’interpénétrant montre à quel point il est proche, comme peintre, du cinéma, et entretient un lien étroit avec le médium de l’image animée en mettant les formes en mouvement et en explorant le processus infini de leur miraculeuse transformation. Le fait qu’il ait lu Friedrich Nietzsche, le philosophe radical faisant l’éloge du devenir permanent et donc de la transcendance de soi, est tout aussi évident que sa proximité obsessionnelle, mieux – sa prédilection pour Francis Bacon, lequel déformait les corps jusqu’à donner l’impression de les voir en pleine transformation. C’est assurément à cet effet de transformation esthétique que Fu s’intéresse lorsqu’il opère une fusion totale du figuratif et de l’abstrait. Celle-ci nous laisse dans l’incertitude quant à ce qui était là en premier : la forme abstraite ou figurative ? L’état étrange de ces créations issues de formes organiques et de compositions fragmentaires, avec quelque chose de fantomatique, symbolise pour le peintre, dans ses propres mots, « la manifestation d’une force potentielle d’incarnation ». Car chez Fu, diplômé de l’université Tsinghua à Pékin en 2006, tout est en perpétuelle évolution. Chez lui, l’immobilité n’existe pas plus que la fin, cette dernière étant synonyme de nouveau départ.
Finalement, il s’agit pour lui d’explorer l’interconnexion de formes d’expression complexes ainsi que les relations entre la couleur, l’espace et le volume, sans oublier l’intrication du dessin et de la peinture.
Tout, dans ces images, lesquelles associent des êtres humains et non humains dans une sphère extraplanétaire d’apesanteur et donnent vie à des relations mystérieuses entre des objets innommables ou nommables qu’à moitié, tout donc semble avoir égale valeur. Point de hiérarchie. Sous nos yeux, des formes à la fois transparentes et opaques, comme faites de verre, semblent danser, se mêler, s’enlacer et se fondre les unes dans les autres pour mieux se séparer. Une forme nébuleuse, encore amorphe, se transforme sous notre regard en une mâchoire d’animal qui pourrait tout aussi bien être un cheval avec queue au galop qu’un monstre sorti d’un univers de science-fiction ; ou encore ce bras humain tendu vers le ciel dépassant d’une forme rouge, sorte de vêtement, nous donnant l’impression d’apercevoir un personnage sans tête. D’autres formes font songer à une aile, nous rappelant les vaines tentatives de vol d’Icare. Et une « femme en noir », la main droite ouverte, se tient debout dans une pièce vide où des formes abstraites volent comme des oiseaux.
La coexistence et le dialogue entre le figuratif et l’abstrait attestent de l’obsession narrative du peintre, fin connaisseur de la mythologie, qui, lorsqu’il prend pour thème le passage entre le nommable et l’innommable, raconte l’évolution et suggère des histoires relevant de l’indicible. Passé maître dans l’art de créer des atmosphères d’irréalité, il active l’inconscient collectif et nous fait imaginairement voyager entre l’image, l’association, l’émotion, la conscience et l’expérience visuelle.
Heinz-Norbert Jocks