Chercher le triomphe dans le défaite
Texte de Baiyu JU
«Hâte-toi lentement (Festina, lente)». Lors du règne d’Auguste, cet adage de l’Empereur romain se trouvait gravé sur des pièces d’or, symbolisé par un crabe sur une face et un papillon sur l’autre représentant la lenteur et la lourdeur pour l’un et la légèreté et la rapidité pour l’autre. Cet oxymore symbolisant une forme de Sagesse Orientale, illustre avec précision les notions de prudence et de radicalité. En effet, est appelée «tension» la juxtaposition des deux extrêmes d’une même chose et dès lors que l’artiste prend le risque de maîtriser cet équilibre délicat, l’appréhension de son travail n’en est que plus évidente.
À l’aide de verre soufflé, l’artiste «restaure» des statues bouddhistes érigées durant les cinq dynasties et dix règnes ayant jalonné l’Histoire de la Chine (A.D. 907-960). Les têtes abîmées de ces Bouddha, résultant des multiples ascensions et déchéances du bouddhisme en Orient, témoignent de la violence exercée à l’encontre des icônes religieuses durant cette période de l’histoire. Au fil des ans, ces figures se sont peu à peu détachées de leurs fonctions originelles et ont hanté Qi Zhuo tels des fantômes. En effet, pour l’artiste, elles sont devenues un langage universel ou plus largement une métaphore du temps et de l’espace qu’il vient faussement restaurer à l’aide de matériaux temporellement et géographiquement éloignés.
Ces pièces s’inscrivent dans la continuité de la série Bubble-game initiée par l’artiste en 2020 et pour laquelle il s’est approprié l’icône religieuse d’une civilisation ancienne, bouleversant ainsi la notion traditionnelle «d’icône». Durant cette époque, les sculpteurs d’icônes religieuses étaient souvent de simples artisans, répondant à un public donné de croyants, sans qu’il leur soit demandé de chercher à innover et ce, qu’il s’agisse d’icônes bouddhistes ou catholiques. Alors qu’il émane de ces icônes gloire et pouvoir, leurs créateurs demeurent anonymes. Aujourd’hui, les images religieuses se sont progressivement détachées des croyances et vénérations de sorte qu’elles se sont dotées d’une culture visuelle qui leur est propre et dont l’artiste est le principal créateur. Désormais, la créativité ne dépend plus d’un quelconque pouvoir divin ; ainsi, lorsque la bulle de verre soufflé épouse les vestiges de l’icône, non seulement un sens comique jaillit, mais permet à l’artiste en tant qu’individu d’accomplir sa destiné historique. En d’autres termes, il appartient à l’art d’éveiller le monde puisque telle fonction n’est plus assurée par le Sacré.
Cette «statue réinventée», qui consiste en plusieurs bulles de verres colorées n’est plus présentée au sein d’un lieu sacré, mais repose désormais gracieusement sur une table de boucherie en inox. Du point de vue d’un boucher, l’espace d’exposition pourrait être considéré comme une « Boucherie Bouddha ». Pendu au plafond de cette boucherie, un jambon de verre devenant le bras de la statue symbolise le geste de Bodhisattva. Cette main qui depuis des milliers d’années pointait vers le haut, pointe désormais la terre. Cette destruction espiègle, sapant les normes et les conventions de sa propre culture : appelons ça libération.
Né dans la province du Liaoning en Chine, la terre natale de Qi Zhuo est riche en pierre d’onyx et en Rinpochés. Cependant, lorsque certains voient des pierres précieuses, lui voit un matériau banal, et quand d’autres voient la religion comme intouchable, lui considère un Lama ou un shaman comme un simple membre de sa famille. Ayant grandi dans une telle atmosphère de foi et de culte, la croyance et la vénération d’icônes sont à la fois proches et éloignées de lui. Nous pouvons décrire précisément son « irrévérence » due à cet environnement tout comme Cézanne qui affirme qu’un fermier de Provence ne regarderait jamais le Mont Sainte-Victoire. Les gens ont façonné la conscience religieuse invisible en une statue physique et palpable. Dans le cas de Zhuo Qi, il utilise l’abstrait et le verre soufflé pour restaurer et reconstruire. Lorsqu’il voit un vase en porcelaine défectueux de la région du Jingdezhen, Zhuo Qi décèle le potentiel magique de ce qui est raté, rejeté. Ces vases, qui ne satisfont pas aux standards de beauté, sont abandonnés. Quant à l’artiste, il considère que «la Beauté même émane de ce qui est rejeté», tout comme Régis Debray l’avançait «Le musée est la poubelle des dégradations culturelles liées à la foi». L’Histoire et la société interprètent constamment la religion et ses manifestations physiques en perpétuelle évolution ; L’artiste est le seul à pouvoir transformer des créations passées et les ressusciter en une esthétique du présent. C’est l’artiste qui connecte le passé au présent, qui détruit et reconstruit afin de révéler une perspective nouvelle de l’Histoire à travers ce qui pourrait être appelé un «héritage positif».
Quand il juxtapose ces vases en porcelaine déformés et abandonnés, c’est une phrase à la grammaire bancale, une phrase étrange liée à l’Histoire, pauvrement construite qui n’a pas de sens. Et pourtant, des mots incorrects peuvent former une phrase, une continuité de l’Histoire. Il est évident de comprendre à travers les travaux de l’artiste, que celui-ci ne croit pas en une Histoire pure et parfaite tout comme une tête parfaite de Bouddha en jade ne peut pas émerveiller le spectateur lorsqu’elle est installée dans la vitrine d’un magasin d’antiquités. Cela ne peut ni éclairer ni invoquer une quelconque vénération de notre part. Les choses ne doivent pas seulement montrer leur caractère incomplet ou leurs failles mais ont besoin d’une touche de magie pour achever leur tout. C’est pourquoi, L’artiste voue un culte aux failles, la recherche de la défaite est également le triomphe de la volonté.
Ces belles branches mortes et abandonnées rappellent celles peintes durant la Dynastie Song du Sud (1127-1279) , la fin de la Dynastie Ming (1368-1644) ainsi que les peintures japonaises de l’époque Edo (1603-1867). En Chine, Elles incarnent l’état d’esprit du voyageur ou la désillusion des intellectuels. Dans la série Piercing-Game, La version de Qi Zhuo est une céramique en forme de branche cuite au four alimenté par du bois. Cette transformation entre deux matériaux en tous points différents semble nous empêcher de comprendre la différence entre le bois et la céramique. Qui a donné naissance à qui? Quel est le sujet du travail? Sa malice s’intensifie davantage lorsque pour joindre deux morceaux d’une même branche brisée, l’artiste utilise des agrafes. Puis les morceaux de verre provenant de l’atelier sont rattachés aux extrémités des branches mortes, ça et là, pareils à des fleurs qui n’auraient pu éclore autrement comme un effet impossible de l’histoire.
Cette contradiction est également observable dans la série Bamboo Chairs à travers laquelle le bambou de porcelaine chinoise prend la forme d’une chaise. Le regardeur ne peut ni deviner ni juger de la robustesse et de la flexibilité de l’œuvre. À l’instar de Piercing Game, Bamboo Chairs revient faire écho à la dialectique de l’Ancien Orient. D’apparence poétique, les pièces sont pleines de contradictions, d’incertitudes, de doutes et d’une agitation comique que l’artiste livre avec appréhension. Ces bambous en céramique nous sont présentés comme des artefacts dépoussiérés d’un musée, semblables à d’anciens instruments et outils chinois provenant d’un atelier. Ils nous semblent familiers mais personne n’est en mesure d’en déterminer l’origine et la fonction. Ces «fausses créations» post-modernes s’inscrivent dans l’Histoire, de celle que l’on persiste à vouloir redorer. Ce temps que l’on connecte aux mythes et légendes avec des agrafes de curium, souhaitant progresser mais sans savoir ou aller, réparant le passé en étant incapable de prendre du recul.
Aujourd’hui, ces têtes de Bouddha ne sont plus dans des temples ou des musées mais jouent avec du verre soufflé pour reposer là, allègrement, sur une table de boucher. À travers ses œuvres, Qi Zhuo abaisse la barrière qui existe entre le sacré et le profane en mêlant les notions de révérence et d’irrévérence. La tension engendrée dans ce jeu de language du désordre serait la même que notre impossibilité d’identifier un dandy d’un philosophe dans les rues cent ans auparavant. Les œuvres de Qi nous évoquent l’anecdote selon laquelle en voyage en Angleterre, Chogyam Trungpa Rinpoche, ivre, avait retiré de son cou l’amulette de Bouddha et l’avait plongée dans son verre de vin avant de s’exclamer : «Bouddha aussi devrait pouvoir profiter de ce dont je profite».