La galerie Paris-Beijing explore depuis quelques années cet axe qui relie l’Europe à l’Asie, Paris à Beijing. En chemin, elle a su s’arrêter là où les deux continents se rejoignent : la Turquie, vivier d’une scène artistique aussi dynamique que novatrice. Mehmet Ali Uysal en est sans aucun doute l’une des figures majeures aujourd’hui.
Le temps peut-il se représenter ? Peut-on l’arrêter, le figer en un instant ? L’espace est-il réellement tel que nous le percevons ? Quel est le rôle de l’artiste dans la création d’une oeuvre, au delà des matériaux qu’il utilise et du contexte dans lequel il s’inscrit? Autant de problèmes irrésolubles, de questions sans fin, de phantasmes irrationnels qui nous prennent parfois, face à une oeuvres d’art ou même, au jour le jour, face au réel, ce qui nous est donné comme indéniable et qu’on aimerait pourtant pouvoir transformer. Le travail de Mehmet Ali Uysal concrétise ce type de questions. Comme Don Quichotte face aux moulins à vents, il défie les lois de la nature et matérialise par ses sculptures, vidéos et installations, des notions a priori irreprésentables. Il tord, sculpte, détourne le réel, pour tacher de le faire aller là où il ne peut se rendre. Et propose ainsi des solutions concrètes à certains problèmes abstraits.
L’artiste est connu pour sa capacité à subvertir l’espace des lieux dans lesquels son oeuvre s’inscrit afin de nous libérer de nos préconceptions. « L’espace, tel que nous l’appréhendons par la représentation, est une illusion, explique t’il. Nos yeux ne perçoivent la réalité qu’en deux dimensions afin de se le représenter. Or le monde existe en trois dimensions. Ainsi, l’espace n’est pas quelque chose que l’on peut voir : on peut seulement le sentir. »
Partant d’une allégorie, un avion crashé dans la galerie, cette exposition nous emmène sur une autre planète ; une réalité bien plus réelle où c’est l’ensemble de notre perception du monde – son apesanteur, sa gravitation, sa matière même – qui se révèlent enfin tels qu’ils sont. Un monde dans lequel nos sens ne nous trompent plus, où l’espace n’est plus perçu, mais bien senti. Comme si ce fameux sixième sens (kinesthésique, disent les scientifiques) s’était ajouté aux cinq canoniques. Une forme de sensibilité plus adéquate, pour sentir ce qui nous entoure, que la vue, l’ouïe, l’odorat ou le toucher.
Si avec sa série Peel (2012), les murs de la galerie devenaient l’oeuvre, Uysal va ici plus loin: c’est la galerie elle-même qui devient en quelque sorte l’auteur, l’artiste s’effaçant pour mieux laisser parler les murs, leurs matièr es, la configuration spécifique de l’espace. C’est aussi un certain rapport à la France, pays qu’il connaît bien pour y avoir effectué une résidence à la cité internationale des arts et exposé une sculpture monumentale (Skin, Vent des forêts, 2008) qui s’exprime ici, comme une forme d’hommage subtil et irrévérencieux au cartésianisme.
Yann Perreau, Juillet 2016
Yann Perreau est critique d’art, auteur, commissaire d’exposition. Après s’être passionné pour les Young British Artists à Londres, où il vécut de 2000 à 2005, il a pris la route pour la Californie, Los Angeles où il s’est fixé sept ans de 2007 à 2014. Il y a pris part à une scène artistique bouillonnante en ouvrant sa galerie, Here Is Elsewhere, afin de créer des dialogues inédits entre plasticiens « d’Ici » (L.A) et « d’Ailleurs », exposant des artistes comme Niki de Saint Phalle, Larry Bell, Théo Mercier, etc. Il s’est ensuite entiché, au sens propre comme au figuré, pour la Turquie, où il s’est marié, puis a organisé une exposition de Mehmet Ali Uysal (Specific Gravity, Galerie M1886, Ankara, 2015). Yann Perreau contribue à Art Press, Beaux Arts magazine, Les Inrockuptibles, Libération, France Culture, etc. Il est l’auteur de trois livres dont Incognito ergo sum, à paraître aux éditions Grasset en 2017.